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« Le succès des logiciels libres repose sur le fait qu’ils peuvent être commercialisés »

Pour Samuel Hocevar [1], élu chef de projet Debian en avril 2007, « le succès des logiciels libres repose sur le fait qu’ils peuvent être commercialisés » (sic). Euh… non. Le problème, avec les médias grands publics, c’est que lorsqu’ils parlent de finance internationale ou de rugby à XIII, leur « circuit copie » (journalistes>rédacteurs en chef>secrétaires de rédaction>correcteurs) conduit bien souvent à sucrer, voire se passer, de l’explication de texte, et de la contextualisation des propos.

Ainsi, l’interview [2] que je viens de faire de Samuel Hocevar pour lemonde.fr (voir aussi la partie [3] consacrée à la DADVSI), fut initialement amputée de l’aparté consacré aux peurs ressenties par un certain nombre d’artistes de voir leurs contenus, qu’ils diffusent gratuitement sur le Net, être récupérés et vendus par des profiteurs du « Libre« .

D’où cette affirmation, pour le moins étonnante de la part d’un défenseur des logiciels libres, mais détachée de son contexte et réécrite par le circuit copie, qui faisait dire à Hocevar que « le succès des logiciels libres repose sur le fait qu’ils peuvent être commercialisés« . De fait, ce que Samuel Hocevar précisait, c’est qu’au contraire des licences et droits accolés à ces créations par nombre d’artistes, et par ailleurs, « les logiciels libres, eux, autorisent n’importe qui à les commercialiser« . Ce que j’ai pris soin de rappeler au « circuit copie« .

Vous trouverez donc ici-bas la version originale de l’interview de Samuel Hocevar, telle que je l’ai transcrite et telle qu’elle lui fut soumise pour relecture et correction. Je ne sais ce qu’il pensera de la version publiée sur le site du Monde (personnellement, j’aurais préféré la titrer « Les logiciels libres peuvent faire sauter les pubs de Disney et du FBI qui précèdent les DVD » ;-), mais connaissant la propension trollesque des linuxiens (que j’aime bien, mais bon, on n’est pas non plus obligé d’en rajouter dans le FUD [4]), je préfère donc publier la VO, pour info :

Samuel Hocevar [5], 28 ans, a été élu en avril 2007 à la tête de Debian, l’un des principaux systèmes d’exploitation « libres ». Membre fondateur de Wikimedia France (l’association des utilisateurs français de l’encyclopédie collaborative Wikipedia), il a aussi contribué au développement de VideoLAN, l’un des principaux logiciels libres de lecture et diffusion vidéo, qui a été menacé [6] l’an passé par la loi DADVSI de protection des droits d’auteur, et qui a été récompensé cette année par un Lutèce d’Or [7] (sorte d’Oscar des logiciels libres), en même temps que l’Assemblée nationale et les ministères des finances et des affaires étrangères. Samuel Hocevar est l’un des invités des Rencontres mondiales des logiciels libres (RMLL [8]), qui se déroulent à Amiens du 10 au 14 juillet.

. Que pensez-vous du succès grandissant des logiciels Firefox, OpenOffice ou encore d’Ubuntu (une variante de Debian), et comment voyez-vous l’avenir des logiciels libres « grand public » ?

Samuel Hocevar : Je ne sais pas si c’est davantage lié au fait qu’il s’agisse de logiciels libres, ou bien si c’est lié à l’efficacité de leurs stratégies marketing, ou encore au fait que Sun finance OpenOffice que la Fondation mozilla récupère les dons pour Firefox. Ces logiciels libres ont beau être gratuits, on ne peut pas, sans argent, mobiliser les ressources nécessaires en terme de développement, de qualité, de distribution aussi. Le gros défaut de nombreux logiciels libres est qu’ils sont pensés par le développeur pour le développeur avec une interface illisible ou incompréhensible, et qu’ils ne sont pas agréables ni faciles à utiliser pour l’utilisateur final. Le succès des logiciels précités repose aussi en partie sur le travail d’ergonomes et de graphistes, qui font des choses que les développeurs ne font pas.

A ce sujet, je me permets une petite parenthèse au sujet des artistes, qui sont de plus en plus nombreux à distribuer gratuitement leurs oeuvres sur l’Internet, mais qui interdisent quasi-systématiquement de se faire de l’argent avec celles-ci, alors que les logiciels libres, eux, autorisent n’importe qui à les commercialiser. Les artistes ont souvent cette peur irréaliste de voir des grosses sociétés ou profiteurs s’accaparer leur travail et en profiter; c’est une crainte que j’ai vue très souvent, mais qui va disparaitre petit à petit : les gens vont comprendre que créer du contenu libre n’est pas si dangereux, il suffit par exemple de voir le succès de projets comme Wikipedia, qui produit et libère du contenu, et non du code informatique.

Lorsqu’on aura plus d’artistes et de non-développeurs impliqués, on verra apparaître beaucoup plus de contenus libres, et on pourra combler les manques très graves dans les logiciels en termes d’esthétisme et d’utilisabilité. Je pense que ce sera une nouvelle grande étape pour les logiciels libres grand public, qui sont encore trop perçus comme réservés aux seuls spécialistes alors que ce n’est plus vrai depuis 10 ans. Des projets comme Ubuntu rendent manifeste cet attrait, et ça va aller en grandissant. La prochaine étape, déjà entamée par Dell avec Ubuntu, sera de vendre dans le commerce des ordinateurs avec une distribution GNU/Linux pré-installée.

. De plus en plus d’entreprises privées, et d’administrations, passent aux logiciels libres, désormais considérés comme des « concurrents », et non plus comme un « cancer », par Microsoft : existe-t-il encore des freins à leur généralisation ?

Samuel Hocevar : De moins en moins. Les logiciels libres menacent le « business model » des logiciels dits « propriétaires », mais ceux-ci s’adaptent et changent de modèle économique, à l’image de Sun par exemple, qui procède ainsi à une libération incroyable de son code informatique.

D’autre part, et alors que l’on est dans la crainte incessante du terrorisme et de l’espionnage, on entend souvent que le « piratage » finance le terrorisme, et que les logiciels Microsoft aident les Etats-Unus à faire de l’espionnage industriel. Ces arguments ne sont pas forcément idiots, ni irréalistes, il y a un certes un risque, mais c’est à chaque administration de décider si elle veut faire confiance ou non aux logiciels Microsoft.

Quand j’étais à l’Ecole Centrale, il y a une dizaine d’années, chaque année, une personne de la DST venait nous parler d’espionnage industriel, et nous expliquait dans le même temps que l’on ne pouvait pas faire confiance aux logiciels libres parce qu’ils représentaient un risque en matière de sécurité. Maintenant le discours a changé, et l’on nous explique aujourd’hui que, toujours pour lutter contre l’espionnage industriel, il faut précisément utiliser des standards ouverts… la prise de conscience arrive petit à petit.

. La DADVSI menace-t-elle toujours VideoLAN, et comment voyez-vous l’évolution de la distribution de contenus culturels, alors que les mesures techniques de protection (MTP, ou DRM en anglais) sont de plus en plus dénoncées par les industriels eux-mêmes ?

Samuel Hocevar : La DADVSI menace toujours VideoLAN, c’est évident, mais personne n’a envie, en France , d’attaquer VideoLAN, parce qu’il y a derrière un établissement réputé (l’Ecole Centrale), que des ministères l’utilisent et qu’il n’y a pas vraiment d’équivalent à ce jour.

Il faut comprendre que l’apparition des logiciels libres a été une réponse à la tyrannie du copyright, pour parler en des termes agressifs. On voit de plus en plus apparaître des abus en matière de copyright : la Scientologie s’en sert pour empêcher la diffusion de documents internes, Microsoft pour empêcher l’installation de Windows sur le nouveau disque dur que vous avez acheté, les éditeurs de films ou de musique pour écouter les produits culturels que vous leur avez acheté sur d’autres ordinateurs, ou encore des architectes pour s’opposer à la diffusion de photographies de bâtiments publics. Ainsi, on ne peut pas vendre de photos de la Tour Eiffel la nuit à cause de son éclairage, qui est protégé par le droit d’auteur, et je ne trouve pas ça très moral.

Le logiciel libre, et plus particulièrement la GPL, conçue comme une licence de combat, sont apparus pour éviter que, quoi qu’il arrive, on ne vous empêchera pas de vous en servir. Maintenant, il y a de nouveaux dangers, on l’a vu l’an passé avec la DADVSI, ou encore avec les brevets logiciels. Et comme un logiciel libre qui fait la même chose qu’un logiciel propriétaire n’est pas attaquable a priori avec le copyright, on voit poindre la menace des brevets logiciels. Or, le copyright est gratuit, alors que les brevets coûtent très cher, le combat est inégal, les développeurs de logiciels libres ne bénéficient pas des moyens considérables des grosses sociétés.

La version 3 de la GPL s’assure ainsi que ni les brevets logiciels ni les législations régulant le contournement de mesures de protections (de type DADVSI) ne pourront être utilisés par un développeur ou un distributeur pour rendre le logiciel non-libre

Pour ce qui est des DRM, ils vont probablement être de plus en plus matériels plutôt que logiciels : l’histoire des DVD a montré que les logiciels de protection ne marchaient pas, et qu’ils sont toujours craqués. Mais au final, c’est toujours le consommateur qui est lésé, car le pirate industriel, qui presse des CD par millions, trouvera toujours un moyen pour copier ce qu’il veut contrairement à l’utilisateur pour qui il deviendra de plus en plus difficile d’enlever le « warning » du FBI, ou encore les publicités, qui précèdent quasiment tous les DVD. Cela dit, les logiciels libres peuvent parfaitement remédier à cela dans l’absolu, il suffit d’implémenter le procédé de décodage qui permet de faire sauter les pubs de Disney et du FBI. Encore faut-il en avoir le droit.