Policiers et… « sans papiers »

26/10/2006, par jmm
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Deux des principaux responsables policiers en charge du déploiement, en France, des papiers d’identité électroniques « sécurisés«  et biométriques… n’ont pas de carte d’identité. Et ils le revendiquent. Mieux : ils avancent qu’elle n’a rien à voir, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, avec la lutte anti-terroriste et le climat sécuritaire ambiant, mais qu’il s’agit d’abord et avant tout de favoriser le « commerce électronique« .

Occasion de rappeler cet autre étonnant paradoxe : la loi informatique et libertés, adoptée en 1978 pour protéger les citoyens des dérives du fichage administratif et policier, permet aujourd’hui au gouvernement de ne plus avoir à en tenir compte, dès lors qu’il s’agit de ficher l’ensemble de la population, et aux fichiers policiers d’être non seulement… « hors la loi« , mais aussi de le rester jusqu’en 2010…

Faites ce que je dis, pas ce que je fais

Carte de l'intérieurSophie Planté est « Adjointe au Directeur du programme INES » (pour « Identité Nationale Électronique Sécurisée« ), du (pré)nom donné à notre future carte d’identité biométrique. Philippe Melchior est quant à lui « conseiller technique au cabinet du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy« , et plus précisément « Co-Directeur de la mission interministérielle sur les visas biométriques au Ministère de l’Intérieur« .

Invitée à s’expliquer au Sénat sur la pertinence de la biométrie pour ce qui est des papiers d’identité, Sophie Planté a déclaré que :

Globalement aujourd’hui, deux tiers des Français possèdent une carte d’identité. Personnellement, je n’en possède pas.

S’exprimant récemment sur France Culture, Philippe Melchior a renchéri :

Moi, je n’ai pas de carte d’identité et je m’en porte très bien, personne ne sera obligé d’en avoir une, moi je n’en ai pas et je n’en veux pas.

Le caractère facultatif de la carte d’identité constituerait même, pour Sophie Planté, l’une des garanties que le fichage biométrique prévu par INES et les passeports électroniques n’est pas si attentatoires à la vie privée qu’on aurait pu le penser :

Si on ne veut pas que ses données soient utilisées dans le traitement, on peut toujours se passer de carte. Le caractère facultatif de la carte est un élément fort par rapport à un équilibre à respecter entre la protection des données personnelles et la finalité du traitement, au regard des menaces potentielles sur les libertés individuelles.

Si la carte d’identité n’est effectivement nullement obligatoire (ce qu’omet étonnamment de préciser le site web du ministère de l’intérieur), le fait de ne pas en posséder peut néanmoins vous valoir un petit séjour au poste de police, le temps de vérifier votre identité. Sauf si vous disposez, par exemple, d’une… carte du ministère de l’intérieur. CQFD.

Jusqu’où pourront-ils se passer de carte d’identité ?

A en croire Sophie Planté, on serait en droit de penser que si la carte d’identité électronique, sécurisée et biométrique ne constitue pas une « menace sur les libertés individuelles« , c’est parce qu’elle sera facultative… ce qui ne rassurera probablement pas ceux qui décideront de s’en doter.

Vos papiersInvité lui aussi à intervenir au Sénat, Me Alain Weber, avocat, membre de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et du collectif Droits et libertés face à l’information de la Société (DELIS), estime accessoirement qu’elle ne pourra, à terme, qu’être obligatoire.

A l’origine, le projet prévoyait que la carte d’identité serait obligatoire. Maintenant c’est présumé non obligatoire. Il n’en demeure pas moins que le Sénateur Lecerf explique dans son rapport qu’il ne comprend pas comment on répondra à la finalité de combattre la fraude documentaire, voire accessoirement le terrorisme, en ayant un fichier facultatif. Il y a donc une interrogation.

En prospective, on peut penser que l’État, ne serait-ce que pour des motifs financiers, ne pourra pas gérer deux systèmes à la fois : le système actuel résultant de la carte Pasqua dite infalsifiable à l’époque, et un système biométrique.

A court ou moyen terme, il est évident que cette dualité de système sera incompatible, et l’on se dirigera nécessairement vers une unicité de système. D’autant plus si des facilitations de la vie, des accès à des services sont liés à la détention d’un titre biométrique. Ce sera donc une obligation non écrite, mais indirecte.

La base de données policière de nos identifiants biométriques ? Une affaire de commerce électronique

Pour Philippe Melchior, la carte d’identité, qui plus est biométrique, n’a que très peu à voir avec le ministère de l’intérieur en général, et les contrôles policiers en particulier :

A quoi sert une carte d’identité ? A lutter contre le terrorisme ? Oui, un petit peu, mais ce n’est pas la seule raison, et ce n’est pas la première.

A votre avis, combien de lettres recommandées sont envoyées en France chaque année ? 240 millions. Combien de temps perdez-vous à aller chercher une lettre recommandée à la Poste ? L’année prochaine, tous les ordinateurs seront livrés avec un lecteur de carte. Il n’y aura plus à se déplacer.

Bill Gates IDCe n’est donc pas, comme d’aucuns auraient pu le croire, pour lutter contre le terrorisme, les sans-papiers, les mafieux et autres « hors la loi » que nous devrons accepter de voir nos empreintes biométriques fichées par la police, et stockées dans une carte électronique dotée d’une puce RFID (permettant de la lire à distance, sans contact), mais parce que l’Etat a décidé d’aider au développement du commerce et des services électroniques, à commencer par la lutte contre l’attente aux guichets de la Poste, comme Philippe Melchior s’en était déjà précédemment expliqué, au Sénat :

240 millions de lettres recommandées sont envoyées chaque année en France ; comme vous, j’en reçois mais je travaille la journée. Bien sûr le facteur met un papier dans la boite aux lettres, ma femme est à la maison, mais le facteur ne monte plus. Il faut donc que j’aille à la poste, qui est ouverte quand je travaille. Je serais tellement content s’il y avait un système de certification d’identité qui me permettrait de la recevoir sur mon ordinateur. Cela me ferait gagner de l’argent. Les modes de vie sont différents et cette certification par l’État de l’identité d’une personne, il nous faut la faire autrement. Or, on ne voit pas bien comment on pourra la faire sans recours à une donnée biométrique et à une base de données.

Ce que Sophie Planté résume ainsi :

La carte d’identité, comme le rappelait Monsieur Melchior, n’est pas un outil de police mais un outil de la vie quotidienne des citoyens pour prouver leur identité à leurs concitoyens, aux commerçants, lors de tous les usages qui le nécessitent dans les services publics ou privés, et très rarement face à un policier ou un gendarme.

A ceci près que la vérification de l’identité d’un quidam ne peut être faite que par un officier de police judiciaire… Faudra-t’il dès lors placer un OPJ derrière chaque commerçant, et/ou faire de chacun d’entre-eux un auxiliaire de police ? Ou connecter leurs terminaux de paiement et de signature électroniques aux bases de données biométriques de la police ?

Un ficheur sachant ficher sans être fiché est-il un bon ficheur ?

Accessoirement, Philippe Melchior a également reconnu que « les gens qui visitent les personnes en rétention administrative peuvent être fichées dans le fichier ELOI, qui regroupe les étrangers en situation irrégulière et leurs visiteurs (et que) rien ne nous dit qu’un jour le fichier ELOI ne soit enrichi et croisé avec d’autres fichiers » (c’est moi qui souligne).

Il se trouve que quatre des principales associations de défense des droits de l’homme appliqués à l’internet (CIMADE, GISTI, IRIS et LDH) viennent de demander au Conseil d’État d’annuler le fichier « Eloi » :

Un fichier de plus, dans un domaine où il en existe déjà beaucoup, mais qui a une spécificité : y figureront non seulement les étrangers en instance d’éloignement, mais aussi leurs enfants, mais aussi les personnes chez qui ils sont assignés à résidence, mais aussi les personnes qui leur rendent visite dans les centres de rétention.
(…)
On ne voit pas en quoi la collecte de données relatives aux enfants, aux visiteurs ou aux hébergeants peut servir à lutter plus efficacement contre l’immigration irrégulière. Si l’utilité de ce fichage généralisé est plus que douteuse, son objectif réel, lui, est clair : il s’agit d’intimider et de dissuader. C’est une étape de plus dans l’évolution d’une politique qui conduit à considérer comme suspecte toute personne qui entretient des liens ou simplement entre en contact avec des étrangers sans papiers : les conjoints, les amis, désormais les « visiteurs ».

Ce fichage pour faire peur est intolérable dans une société démocratique.

Et il faut croire que notre société, toute démocratique qu’elle soit, est aujourd’hui « effrayée« , comme le relèvent les quatre ONG : « en 1997, un projet de fichage des personnes hébergeant des visiteurs étrangers avait fait descendre dans la rue des dizaines de milliers de personnes. En 2003, la loi Sarkozy a recréé cette possibilité, avalisée successivement par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, sans provoquer de réactions au-delà des habituels défenseurs des droits des étrangers. Le fichier Eloi contribuera-t-il à faire prendre conscience que cette conception policière de la politique d’immigration sape les fondements de notre démocratie et aboutit à une réduction continue de nos libertés ?. »

Quand la police prend des libertés avec la loi

Ines BabouzeOn peut en douter, au vu des libertés que semblent prendre l’Etat en général, et le ministère de l’intérieur en particulier, avec, sinon la lettre, tout du moins l’esprit de la loi. Car si Philippe Melchior a fait montre d’une sincérité troublante en révélant qu’il refusait d’être fiché par sa carte d’identité, il a par contre menti, pour justifier le prévisible croisement de fichiers avec ELOI (a priori interdit par la loi), en déclarant que « quand on interconnecte des fichiers, le gouvernement ne peut pas le décider, c’est la CNIL qui le décide, le gouvernement ne peut pas décider expressement d’interconnecter des fichiers« .

Ce que les associations qui fustigent Eloi contestent également :

Au-delà des dérives de la politique d’immigration, l’affaire illustre aussi l’effondrement programmé des garanties entourant la constitution des fichiers : non seulement la loi de 2004 réformant la loi informatique et libertés de 1978 permet désormais à l’exécutif de passer outre à un avis négatif de la CNIL, mais en l’espèce la CNIL n’a même pas eu le temps – ou n’a pas pris la peine – de rendre un avis : saisie le 18 mai, elle ne s’était pas encore prononcée le 18 juillet ; et son silence gardé pendant deux mois, toujours selon la nouvelle loi, valait approbation implicite.

Pour être plus précis, la refonte, effectuée en 2004, de la loi informatique et libertés, « exonère l’Etat de tout risque de sanction, libéralise la création des fichiers portant sur l’ensemble de la population (tels que la carte électronique d’identité ou les traitements relatifs à l’administration électronique), protège les fichiers policiers (existants et futurs), et couvre le fait que nombre d’entre-eux sont d’ores et déjà « hors-la-loi »« … alors même qu’ils sont également, dans le même temps, et parce qu’ils n’ont précisément pas été contrôlés, « truffés d’erreurs« .

En l’occurence, la loi prévoit que « les responsables de traitements non automatisés de données à caractère personnel intéressant la sûreté de l’Etat, la défense et la sécurité publique (…) disposent, pour mettre leurs traitements en conformité (…) d’un délai allant jusqu’au 24 octobre 2010« .

Les fichiers policiers ayant donc le droit d’être dans l’illégalité jusque là, on attend l’an 2011 avec impatience. Qui sait, Melchior et Planté seront peut-être eux aussi obligés d’être fichés ?

Encore que, d’ici là, qui sait ce qui arrivera. Invité à ce même colloque au Sénat, Emilio Mordini, psychiatre, psychanalyste et coordinateur du projet BITE (pour « Biometric Identification Technology Ethics« , Éthique des technologies d’identification biométrique ), estima pour sa part que :

la biométrie est la réponse au problème de la vérification de l’identité, tel qu’il est posé de manière originale par la “global network society“ (…) Cela n’aura plus d’importance de lier un individu à un prénom ou à un nom, à une ville et à une nation, à une date et à un lieu de naissance, pas plus qu’à un sexe ou à une profession : toutes ces données ne seront plus essentielles. Il suffira de le relier à l’une de ses caractéristiques physiques. (…) Autrement dit, nous sommes face à un nouveau concept de citoyenneté : la citoyenneté biologique. Le citoyen mondialisé issu du déficit de légitimité des nations découvre son identité en tant qu’entité biologique, que pur individu humain.

Ce qui, pour ceux qui ont été « marqués » par les matricules tatoués des camps de concentration, et/ou s’inquiètent de ce genre de « tatouage biopolitique« , ne peut être anodin.

Nazis Tatoos

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17 Réponses a “Policiers et… « sans papiers »”

  1. C.M.I. Indymedia Paris / Ile-de-France :

    Policiers ett… « sans papiers »…

    Copie totale…

  2. alouette :

    En France, trois papiers servent à prouver l’identité du citoyen : la CNI, le passeport et le permis de conduire.
    Il n’est pas obligatoire d’avoir les trois, un seul suffit. Dès lors, pourquoi s’étonner que certains fonctionnaires de l’intérieur n’aient pas de carte d’identité ? Ils sont sûrement un passeport, ou un permis…

  3. jmm :

    je n’en doute pas; mais vu leur rôle, et leur responsabilité, je trouve cela plutôt cynique, et révélateur d’une société pour qui la surveillance est une mission de service publique pour les uns, un business pour les autres.

  4. olivier :

    pétition pour déstituter sarko je vous invite a signer et a diffuser largement : http://www.antisarkozysme.com

  5. Sarkost’zine » Blog Archive » Vidéosurveillance : +50% en 2 ans :

    […] : j’avais déjà eu l’occasion d’épingler ce monsieur, dans un billet intitulé Policiers et… sans papiers, lorsque, du temps où il était “co-Directeur de la mission interministérielle sur les […]

  6. carte d’identité britanique piraté « Hackers09's Blog :

    […] Voir aussi le billet que j’avais consacré au projet français de papiers d’identité sécurisés : Policiers et… sans papiers. […]

  7. HUm :

    Perso, il n’est pas question que la poste ou la SNCF puissent avoir accès aux données contenues dans ma carte d’identité. Je préfère encore faire la file pendant des heures!

  8. Julien :

    Essayez de vivre un mois sans carte bancaire. Vous verrez toutes les embûches possibles s’accumuler, et les pertes de temps incroyables.
    Tirer de l’argent à la banque, payer un titre de transport à la sncf, RATP, ou les services de transports urbain si on a oublié de prévoir suffisamment de monnaie. Commander un livre par internet, ou payer un service en ligne ( abonnements à des sites de jeux online, sites professionnels, sites communautaires, sites de rencontre, etc…) ou encore faire le plein d’essence.
    Même chose sans carte d’identité. Si je ne voyage pas hors de France, et que je ne conduis pas ( comme des centaines de milliers de personnes âgées), je n’ai pas d’autre moyen de prouver mon identité. Une telle preuve d’identité est réclamée pour tout paiement par chèque, pour souscrire un abonnement, ouvrir un compte en banque, pour se marier, pour demander une inscription au Pôle Emploi…

    Combinez les deux et ajoutez vos données biométriques.
    C’est vers cela que tend ce fichier.
    Est-ce vraiment un progrès? Commercialement oui. Mais les dérives et risques en cas de vol d’identité sont terribles. Et personne n’en parle.

  9. charle :

    ast ce que la police peut utiliser les empreinte de la carte d’itentiter pour une enquete

  10. charle :

    est ce que la police peut utiliser les empreinte de la carte d’itentiter pour une enquete

  11. Cécile :

    Pour s’inscrire à Pôle Emploi il faut avoir une carte d’identité en cours de validité !
    Une carte périmée, même depuis peu, un passeport ou le permis de conduire ne sont pas acceptés.
    Alors soit la carte d’identité est obligatoire, et prétendre le contraire est un mensonge, soit Pôle Emploi est hors la loi et devrait accepter les permis de conduite ou passeport, non ?
    Ou alors, une subtilité m’échappe.

  12. Vers un fichage généralisé des “gens honnêtes” » OWNI, News, Augmented :

    […] les mérites du projet de carte d’identité sécurisée au motif que cela allait favoriser… le commerce électronique : A quoi sert une carte d’identité ? A lutter contre le terrorisme ? Oui, un petit peu, mais ce […]

  13. A qui profite le fichier des « gens honnêtes » ? | BUG BROTHER :

    […] La proposition de loi sur la protection de l'identité est le troisième texte censé, ces dernières années, nous faire accepter le principe d'une carte d'identité "sécurisée". Après nous l'avoir présenté au nom de la lutte anti-terroriste, puis de la modernisation et de la dématérialisation de l'administration, cette année, il s'agit de lutter contre l'usurpation d'identité… et d'encourager le commerce, notamment électronique, grâce à une seconde puce "non régalienne" faisant entrer le secteur privé dans nos papiers d'identité, projet que j'avais déjà brocardé en 2006 (voir Policiers et… « sans papiers »). […]

  14. Fil :

    @Cécile: une carte d’identité périmée est valable à vie sur le territoire français pour prouver l’identité. Cf ce lien pour plus d’infos sur ton cas: http://padawan.info/fr/2010/05/duree-de-validite-de-la-carte-nationale-didentite-en-france.html

  15. A qui profite le fichier des « gens honnêtes » ? - POOLP :

    […] le secteur privé dans nos papiers d'identité, projet que j'avais déjà brocardé en 2006 (voir Policiers et… « sans papiers »).Les principaux bénéficiaires de cette carte d'identité seront les adhérents du Gixel, Morpho […]

  16. corrector :

    Quelle salade… en quoi une carte d’identité a besoin d’être biométrique pour être utilisé sur un ordinateur?

    Greffes de cerveau demandées, d’urgence.

  17. Ma décennie Sarkozy – le premier quinquennat | BUG BROTHER :

    […] 2006 : je découvrais que deux des principaux responsables policiers en charge du déploiement, en France, des papiers […]

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