Présumés coupables : la faute à l’internet ?

31/10/2008, par jmm
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De tout ce que j’ai pu lire sur la loi création et Internet, ce petit billet de Philippe Aigrain me paraît le plus pertinent :

Je l’affirme depuis un an : la phase la plus scandaleuse, la plus attentatoire aux droits fondamentaux de la riposte graduée, c’est la première : celle de l’envoi automatique d’accusations graves sur la base d’allégations d’acteurs privés sans que l’internaute n’ait la possibilité de les contester. Accuser sans qu’on puisse répondre, c’est la définition même d’un pouvoir arbitraire, c’est la négation du plus sacré des droits, celui de se défendre. Cette institution d’un pouvoir arbitraire sans contre-pouvoir vise avant tout à décerveler, à empêcher de réfléchir au fond même du dossier. On entend laver à coup d’accusations le cerveau de millions de personnes, les empêcher de considérer l’acte de partager les oeuvres numériques pour ce qu’il est, le fondement même de la culture.

Le député PS Christian Paul n’en pense pas moins, dans une tribune publiée sur Ecrans et sobrement intitulée Vers une société de surveillance sur le Net :

Le temps des crises charrie le pire, mais anticipe aussi le monde qui vient. Le Parlement européen a jeté un utile pavé dans la mare, en affirmant « qu’aucune restriction à la liberté d’expression et d’information d’un citoyen ne doit être prise sans décision préalable de l’autorité judiciaire ». C’est bien le moins dans un Etat de droit ! Confier à une police privée, puis à une autorité administrative (baptisée Hadopi) le contrôle des réseaux numériques pour préserver les intérêts des artistes est l’un des pires services à rendre au droit d’auteur.

Le projet de loi « Création et Internet » ouvre la boîte de Pandore en promettant une surveillance automatique à très grande échelle des contenus échangés par les internautes. La société de surveillance, favorisant le traçage des personnes, mobilisant la biométrie, la vidéosurveillance, et le fichage de police mêlant indigestement terroristes potentiels et adolescents à la dérive, se construit à nos portes, et maintenant grâce à nos connexions, sur l’internet.

Rien que de très neuf, cela dit, à cette différence près que, d’ordinaire (si j’ose dire), cette forme de présomption de culpabilité, dès lors qu’il est question des internautes, émanait jusque là du gouvernement, pas des acteurs privés, qui ont, eux, et a priori, besoin de chouchouter leurs clients sous peine de les voir fuir. En témoigne ce texte, titré La faute à l’internet sur Transfert, et Souriez, vous êtes coupables ! sur LSIJolie, et que j’avais écrit en octobre 2001 lorsque le législateur prit le prétexte des attentats du 11 septembre pour donner un sérieux coup de vis sécuritaire à ce qui fut le premier texte de loi portant explicitement sur l’internet :

La Loi sur la Sécurité Quotidienne (LSQ) est passé au Sénat. Au menu : anticonstitutionnalité, raccolage, mensonge, flou juridique et dommages collatéraux. Une seconde victoire pour les terroristes. Les sénateurs ont voté la conservation pendant un an par les fournisseurs d’accès des données de connexion, alors que la CNIL n’en réclamait que 3 mois. Un peu comme si l’on plaçait une caméra de vidéosurveillance sur votre tête dès que vous sortiez de chez vous. Au nom de la lutte contre le terrorisme, bien sûr. L’utilisation du courrier postal dans le cadre du « terrorisme biologique » à l’anthrax entraînera-t’il le gouvernement ou les députés à demander à la Poste d’enregistrer, pendant un an, le détail de qui écrit à qui, quand, et d’où ?

Couverture d\'Internet et création, le livre de Philippe AigrainA noter que Philippe Aigrain vient de publier un bouquin sur ces questions, Internet et création, aux éditions In Libro Veritas. Vous pouvez le télécharger, (bientôt le lire en ligne), l’acheter en ligne ou en librairie, et même le commenter en accolant des notes aux pages de sa version online. Voir, à ce titre, la tribune libre qu’il vient de publier sur Mediapart :

D’après les déclarations de la ministre de la culture elle-même, il s’agit de menacer 10.000 personnes par jour de sanctions en les accusant de graves violations du droit tout en les privant de tout moyen de les contester, de façon à leur faire accepter leur culpabilité en échange de quoi ils bénéficieront de sanctions «douces». On leur reprochera de ne pas avoir pris les précautions nécessaires pour empêcher des utilisations illicites de leur connexion Internet. Mais ces utilisations ne sont illicites que si elles constituent des délits de contrefaçon, lesquels restent punis de trois ans de prison et 300 000 euros d’amende.

Ceux qui voudraient contester les sanctions ne pourront le faire qu’au terme de la procédure automatique et après avoir renoncé à cette «transaction» à l’américaine. Imagine-t-on que le Conseil constitutionnel va considérer comme conformes aux procédures légitimes ces menaces et ce chantage d’Etat adressés sur la base d’allégations d’acteurs privés et portant sur des délits par nature incertains? Ce serait lui faire injure.

La loi création et Internet constitue la quatrième tentative d’introduire la riposte graduée et fait suite à d’autres efforts pour éradiquer ou dissuader le partage des œuvres culturelles entre internautes. Cette répétition n’est que le symptôme du grand refoulement: on entend repousser aussi loin que possible l’idée que ce partage pourrait être non seulement inévitable, mais profondément désirable. Idée absurde germant dans l’esprit d’apologues du crime prêts à sacrifier la création sur l’autel de leurs lubies ? Regardons-y d’un peu plus près, et pour commencer, cessons de parler de téléchargement. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité ou non pour chacun d’envoyer, de donner, de mettre à disposition, de mettre en commun des fichiers numériques représentant des œuvres.

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Réf. [ (Cyber)surveillance, (In)sécurité, InfoGuerre, Vie privée ]
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2 Réponses a “Présumés coupables : la faute à l’internet ?”

  1. Noryungi :

    La messe est dite.

    Nous serons donc tous coupables, surtout ceux qui utilisent des logiciels « libres », donc non-commerciaux, donc suspects.

    Nos amis les cyperpunks avaient donc raison. Dommage que personne n’ait prêté attention à ce qu’ils disaient il y a maintenant plus de 10 ans…

  2. java :

    actuellement nous sommes à un point de non retour. Internet est devenu une arme de guerre pour tous. Qui blâmer ?

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