Quand TF1 dictait ses conditions à Matignon
Pour fêter l’arrivée de la TNT, parlons un peu du projet de « Chaîne d’Information Internationale », ou CII (ou C2I). Voulue par Jacques Chirac, elle a pour vocation de concurrencer, en français, CNN, Fox News, BBC World et autres Al-Jezira. A ceci prêt que cela ne plaît pas à Patrick Le Lay, ci-devant PDG de TF1.
Alors qu’il avait vainement tenté de bloquer la TNT, et réussit à en ralentir le déploiement, furieux de l’arrivée de tant de concurrents, Le Lay a bel et bien réussit à torpiller la CII, concurrente directe de LCI. D’autant que c’est France Télévisions, via Paul Nahon et Bernard Benyamin, fondateurs d’Envoyé spécial, qui commencèrent à plancher sur le sujet.
Le Lay se livra ainsi à un « lobbying phénoménal » (selon le patron de France 3, Rémy Pflimlin, cité par Libé), dont la preuve se trouve sur le site web de la Direction du Développement des Médias (DDM), dépendant du Premier Ministre.
Au printemps 2003, la DDM rendit public un Guide de consultation en vue du lancement d’une chaîne d’information internationale afin de permettre aux opérateurs de lui présenter leurs projets, disponible en .doc.
What’s up, .doc ?
Il se trouve que le logiciel Word de Microsoft comporte, entre autres fonctionnalités, une option « Afficher l’historique des modifications » permettant de prendre connaissance des précédentes étapes de la rédaction d’un document (voir aussi Les vices cachés des .doc).
Si ce .doc a disparu du site de la DDM, qui a depuis été refondu, il est toujours consultable sur le site archive.org, qui comme son nom l’indique, archive le web. J’en ai aussi fait une page html, plus simple à consulter, et reprenant l’intégralité du document, avec l’historique de ses modifications.
C’est ainsi qu’on découvre que, le 6 mars 2003, le Guide prévoyait que :
Sur le territoire français : L’Etat prendra les dispositions nécessaires afin de garantir la reprise de la chaîne sur la télévision numérique terrestre. [Attention : Si la chaîne n’est en définitive pas publique, cela impliquerait une disposition législative ad hoc.]
De plus :
Les synergies possibles avec les sociétés appartenant à l’audiovisuel public devront en particulier être attentivement étudiées.
Le 19 mars, le Guide avait rayé d’un trait la possibilité de rediffuser la CII sur le territoire français, via la TNT, et privatisait, en partie, ladite chaîne d’info internationale :
Les synergies possibles avec les sociétés appartenant à l’audiovisuel public et les chaînes d’information privées existantes devront être attentivement étudiées.
« TF1 est à la botte de l’Elysée » (un député UMP)
Impossible de savoir exactement ce qui s’est passé dans les coulisses de Matignon entre le 6 et le 19 mars. Sinon que le cabinet du premier ministre avait bel et bien prévu que la C2I serait, non seulement diffusée en France, mais aussi exclusivement confiée aux chaînes télé du secteur public.
Toujours dans ledit article de Libé, le député PS Didier Mathus, membre d’une « mission d’information commune » sur la C2I, avance pour sa part avoir « compris que le préalable à toute réflexion sur la CNN à la française, c’était de ne pas faire de peine à TF1« .
Bernard Brochant, ancien publicitaire, et député-maire UMP de Cannes, fut ainsi chargé, par Matignon, dans la foulée, de faire « des propositions de schéma opérationnel de mise en oeuvre de la future chaîne d’informations internationale« . Traduction de Didier Mathus : « Brochand a été mandaté pour trouver une formule qui convienne à TF1« .
De fait : alors que les députés avaient conclu leur mission en avançant qu’il était fondamental que la CII puisse être vue en France, et qu’elle « devra être pilotée par l’ensemble des opérateurs publics (France Télévisions, RFI, AFP, TV5) » -ce que la DDM avait elle aussi initialement prévue-, l’Elysée et Matignon, après « réflexion », décidèrent donc non seulement de la semi-privatiser, mais aussi d’en interdire la diffusion en France.
Toujours dans Libé, un dirigeant de France Télévisions reconnaît ainsi avoir « été un peu poussé à une alliance par Matignon et l’Elysée« . Un député (UMP) va jusqu’à déclarer que « si ça s’est passé comme ça, c’est parce que TF1 est à la botte de l’Elysée et vice-versa, c’est aussi simple que ça« .
Depuis, Le Lay a aussi déclaré qu' »à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit« . Et à l’arrivée, d’empêcher les Français de pouvoir s’informer ?